J’ai appris l’éthique au cœur d’engagements associatifs dès les années sida, puis dans les champs du handicap et de la maladie grave ; non pas dans des amphithéâtre d’université mais au pied du lit des personnes malades ou dans des établissements où s’inventaient des stratégies souvent innovantes d’accompagnement de personnes et de proches confrontés aux défis de l’existence les plus redoutables.

J’éprouve un très grand respect pour ceux qui font vivre sur le terrain non seulement l’attention et l’intention éthiques, mais aussi qui assument là où c’est justifié une forme de résistance éthique visant à sauvegarder les valeurs de notre vie démocratique. Si certains se détournent de cet engagement politique et professionnel auquel j’accorde une telle signification, j’estime pour ce qui me concerne qu’il témoigne d’une éthique en acte soucieuse de la défense de nos essentiels, de l’esprit de confiance et de fraternité dont nous éprouvons aujourd’hui le plus grand besoin.

Le philosophe Claude Bruaire estimait que « L’éthique est affaire de liberté, et, en ce sens, l’action éthique est toujours inventive d’elle-même. Ce qui n’est pas à inventer, ce qui n’est pas à décider, c’est que nous sommes en obligation morale, et ça c’est le
principal. »

C’est à ce philosophe qui a accompagné une partie de mon cheminement philosophique jusqu’à sa mort en 1986, que je dois l’inspiration et la liberté de mes engagements : « l’action éthique est toujours inventive d’elle-même » mais également elle procède d’une « obligation morale » qui parfois nous expose à des choix difficiles, à des prises de positions contraires à ce qui peut-être attendu d’une compétence éthique ayant vocation à « dire l’éthique », à promouvoir une forme de sagesse, voire à enseigner un savoir immaculé. Ce n’est pas cette figure de l’engagement que j’ai privilégiée même si j’assume les responsabilités attachées à la fonction de professeur des universités en éthique médicale.

L’Espace éthique AP-HP que j’ai créé en 1995 (par la suite, en 2015 il est devenu l’Espace éthique de la région Île-de-France), a initié une approche inédite de l’éthique appliquée, inspirée des valeurs de la démocratie en santé. Elle est désormais reprise en plan national dans le cadre des Espace régionaux de réflexion éthique. Cette démarche est constante dans mon parcours, que ce soit à la direction de l’Espace national de réflexion éthique sur les maladies neuro-dégénératives, dans la présidence le Conseil pour l’éthique de la recherche et l’intégrité scientifique de l’Université Paris-Saclay jusqu’en 2022 ou dans d’autres responsabilités actuelles.

L’urgence n’a jamais été, pour ce qui me concerne, de philosopher sur l’accompagnement, le soin ou la recherche biomédicale, mais de développer, en mobilisant les expertises et les expériences de terrain – souvent celles « d’en bas » – une culture partagée de la conscience et de l’engagement éthiques considérés comme un acte politique au service du bien commun.

Comment penser, décider, agir, assumer et accompagner nos décisions là où la complexité et souvent l’inattendu défient nos repères et certitudes, nous soumettent à des arbitrages bien souvent consentis par défaut, comme pour éviter le pire ?

Comment contribuer à l’intelligibilité du réel dans un contexte social complexe et dans un environnement de mutations technologiques influant directement sur nos conceptions de l’humain et de la vie démocratique, sur la relation à l’autre et l’exercice de nos responsabilités ?

Comment agir en fidélité à des valeurs qui ont été forgées et acquises dans les combats menés par ceux qui nous ont précédé en faveur de la dignité humaine et des droits de l’homme ?

Comment préserver nos essentiels quand nous observons que s’accentuent les injustices, que s’accroissent les vulnérabilités et qu’en dépit de mobilisations souvent remarquables de la société civile, dans trop de circonstances une forme d’impuissance ou de désillusion attise le ressentiment et le désenchantement ?

C’est dans l’énoncé de tels constats, certes hâtifs, que peut être analysée une certaine crise de nos démocraties et la contamination de l’esprit public par une défiance qui s’insinue sans qu’aucune parade efficace permette d’en contrer les effets pernicieux au plan de la vie sociale et du devenir de la cohésion d’un projet de société.

Comment en fait comprendre l’engagement éthique comme l’une des dernières tentatives de résistance à l’ordre des choses, visant à préserver une conception de la dignité reconnue à la personne, un sens du bien commun, une cohérence dans l’exercice partagé de la liberté et de l’impératif de mieux comprendre le monde que nous habitons, de se concerter en vérité sur ce qui détermine notre destin ?

L’éthique palliative, celle qui se voit attribuer pour fonction de cautionner les normes que l’on érige par convenance circonstanciée ou pour légitimer des concessions aux idéologies ou aux influences dominantes de l’instant présent, sans esprit critique affranchi de toute dépendance, sans débat d’idées autres que formels dès lors que les positions contradictoires sont réfutées dans l’empressement d’un consensus forcé, nous habitue aux renoncements. Ceux qu’avec d’autres nous n’admettons pas. C’est ce qui nous rassemble et nous mobilise dans un engagement dont l’esprit et la conscience de la responsabilité soignante témoignent, là où nos vulnérabilités sont exposées aux risques de l’indifférence, de la négligence ou de l’abandon.