Emmanuel Hirsch : « Soigner par la mort n’est pas un soin »

par | Mar 12, 2024

Emmanuel_Hirsch
12 Mar, 2024

Entretien avec Olivia Elkaim
La Vie, 12 mars 2024

Olivia Elkaim: Que penser de la terminologie « aide à mourir » et non euthanasie ou suicide assistée ?

Emmanuel Hirsch: Il n’est pas respectueux d’enjeux humains intimes et complexes de recourir aux subterfuges d’euphémismes. A moins de dissimuler ce qui effectivement suscite les controverses c’est-à-dire que l’évolution législative favorisera l’accès conditionné au suicide dit assisté et à l’euthanasie. Assister la personne afin de lui permettre de vivre parmi nous les temps ultimes de son existence c’est lui témoigner une présence, la prémunir de toute forme de souffrance. Ce n’est en rien abréger sa vie par un acte intentionnellement létal.

LV: Même si ce projet de loi paraît équilibré sur le fond il brise le tabou ultime du fait de donner la mort dans le cadre d’un soin. Ce tabou franchi, quel est le risque dans les prochaines années ? Qu’on aille plus loin pour répondre à la pression des associations pro euthanasie, par exemple?

EH: Il est surprenant que le président de la République développe ses propres conceptions de nos devoirs auprès de la personne qui va mourir sans assortir son intervention de la présentation du projet de loi. Nous en sommes encore au stade de ses commentaires qui interviennent quelques jours après l’évocation de figures emblématiques en termes de libertés individuelles et de reconnaissance de nouveaux droits : Simone Veil et Robert Badinter. Comme s’il était stratégique de s’inscrire dans cette filiation. Il n’est donc pas possible d’affirmer que l’évolution législative ne produira pas une rupture profonde dans ce qu’est l’éthique de l’engagement soignant. Confondre l’accompagnement dans le cadre d’une approche humaniste palliative avec l’aide médicale active à mourir c’est provoquer une confusion là où la transparence et la loyauté s’imposent. S’il s’agit là du « modèle français de la fin de vie » que le chef de l’État appelait de ses vœux, au regard d’autres législations qui nous ont précédées dans la libération de la mort donnée, nous pouvons déjà constaté que nous avons échoué. Pour ne citer que la Belgique qui a dépénalisé l’euthanasie en 2002, la même année elle votait une loi spécifique relative aux droits des malades. L’état d’Oregon qui a légiféré en 1997 sur l’assistance médicale au suicide, n’a jamais envisagé de manière concomitante une loi favorable à l’euthanasie. Selon ce qui est dit aujourd’hui, notre spécificité sera d’assimiler droit des malades, soins palliatifs et aide active à mourir dans une même loi.

LV: Quelle est selon vous l’urgence politique à trancher sur l’aide à mourir?

EH: Il y avait une autre urgence politique à consacrer notre idéal de fraternité à l’engagement démocratique auprès de ceux qui sollicitent notre aide active à vivre. Le parcours dans la maladie est jalonné d’obstacles notamment dans l’accès à des soins et à un accompagnement digne dans un contexte de précarisation de notre système de santé. Le temps de la maladie chronique, du handicap ou de la vieillesse est bien souvent vécu comme une relégation, une forme de mort sociale dont témoignaient encore il y a quelques jours les Petits frères des pauvres. Que l’on envisage en quelque sorte par défaut, l’instauration à titre exceptionnel de l’intervention à finalité létale d’un médecin, ne devait être envisageable que pour autant que tous les recours à l’atténuation des souffrances ont été sollicités. Dès lors, comment admettre que le projet de loi soit proposé en mai au parlement avant qu’effectivement l’accès aux soins palliatifs soit reconnu comme un droit effectif, au-delà des pétitions de principe?

LV: Que pensez-vous de l’usage du mot « fraternité » dans le cadre de l’aide à mourir?

EH: Je pense que personne ne détient le monopole de déterminer ce qui relèverait ou non de l’expression de notre fraternité auprès de celui qui va mourir. Chacun se forge une idée de l’engagement fraternel précisément en se confrontant en responsabilité à ce qui interpelle nos valeurs d’humanité. De ce point de vue, la philosophie développée depuis les années 1980 par le mouvement des soins palliatifs me semble incarner le sens d’une relation fraternelle qui diffère d’une approche compassionnelle favorable à l’aide active à mourir. Que l’on comprenne bien mon propos. Je refuse qu’au nom d’une conception humaniste ou d’une idéologie on préempte des concepts comme la fraternité, la dignité, la liberté, la solidarité. Ayons l’humilité de comprendre que ces circonstances en appellent à mieux qu’à des expressions dont certains usages les détournent de leur signification morale.

LV: L’aide à mourir peut-elle être l’ultime témoignage d’une compassion?

EH: La sollicitude dans le soin, le devoir et l’exigence de non-abandon représentent pour moi l’expression d’une attention à l’autre, d’un souci de ce qu’il est et demeure dans sa vie jusqu’à la mort, d’une autre valeur que les protocoles compassionnels.

LV: Le président veut une « loi de rassemblement », mais un consensus sociétal est-il envisageable?

EH: Je ne suis pas certains que les compromis successifs négociés de loi en loi soient l’indice d’un renforcement de notre cohésion autour de valeurs d’engagements partagés auprès de la personne atteinte d’une maladie qui ne guérira pas ou qui va mourir. Du reste il me semble plus évident que le président de la République vise en l’occurrence à honorer un engagement politique qu’à nous rassembler autour de ce qu’il a choisi pour nous. Il sera intéressant de suivre le parcours législatif du projet de loi qui, a priori, divise et oppose déjà plus qu’il ne fédère. Il y a d’une part ceux qui revendiquent le respect de l’autonomie décisionnelle de la personne en quelque sorte opposable au médecin qui pourtant interviendrait directement ou non dans l’acte létal. D’autre part, au-delà de nombre de professionnels qui ont adopté des positions explicites à ce propos, certains d’entre nous se refusent à assimiler l’accompagnement en fin de vie à l’aide active à mourir.

LV: Accorder la mort, est-ce que cela peut être considéré comme le dernier acte d’un soin?

EH: Que l’on considère que le professionnel de santé pourrait à la fois être acteur du soin dans sa continuité jusqu’à la mort et provocateur intentionnel de la mort, interroge le fond même de l’acte soignant, de la déontologie. Le dernier acte d’un soin est un soin. Soigner par la mort n’en est pas un. Que certains médecins considèrent en conscience leur engagement jusque dans la responsabilité de consentir à abréger la vie d’une personne et à sa demande, justifie me semble-t-il que des règles soient posées tant les équivoques risquent d’être préjudiciables à l’intérêt direct de la personne malade par nature en situation de haute vulnérabilité. La loi a pour fonction d’être protectrice des intérêts et d’être en quelques sorte garante du bien commun, des valeurs de notre démocratie. Je ne suis pas certain à cette heure que ce que le président de la République a esquissé des fondements de son projet de loi préserve en tous points cette exigence.

LV: Dans l’histoire nous avons eu l’exemple d’une loi équilibrée au départ mais dont on a peu à peu repoussé les limites avec la loi sur l’IVG. Une fois qu’une évolution est acceptée, est-ce une porte ouverte à d’autres évolutions qui au départ semblaient inacceptables?

EH: Depuis 1999, nous en serons à notre 5 ème évolution législative relative à la fin de vie. Je pense qu’il sera difficile d’aller plus loin que le suicide assisté et l’euthanasie. Il est évident que si l’État s’était consacré avec rigueur à mettre en œuvre les dispositions législatives, notamment avec la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie de 2005 (loi Leonetti) nous aurions développé « un modèle français ». Force est de reconnaître qu’à la différence des pays qui nous ont précédé, ce qui nous est proposé est une loi confuse, d’une application complexe du fait d’enjeux contradictoires. Elle n’aura pour seul mérite que de répondre aux choix du président de la République. Le contexte dans lequel intervient la loi du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse n’a rien à voir avec celui d’une législation portant sur l’aide à mourir. Il s’agissait à l’époque de reconnaître à la femme le droit de ne pas mourir des conséquences d’un avortement clandestin, et d’exercer une maîtrise sur son corps sans rapport avec l’interruption de sa vie.

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