Quel avenir pour les sociabilités ?
Comité d’experts CFDT et Fondation Jean-Jaurès
https://www.jean-jaures.org/publication/quel-avenir-pour-les-sociabilites/
Au-delà des règles de l’hospitalité et de la bienveillance, les espaces de l’accompagnement et du soin ne devraient-ils pas comprendre l’exigence de sociabilité comme l’expression d’une éthique de la prévenance, lorsque les liens d’humanité risquent de se rompre à l’épreuve de la maladie, de la perte d’autonomie ou de la relégation sociale ?
Comment comprendre cette étrange sociabilité qu’établit la proximité d’une commune expérience qui brise le cours évident d’une existence, accentue fragilités et dépendances, abrase les sentiments d’appartenance et de reconnaissance, que ce soit en établissement ou à domicile ? Qu’en est-il de cette sociabilité si difficile à définir et parfois à constituer, dont le sens et la cohérence souvent nous échappent, au sein d’un Ehpad, d’une maison d’accueil spécialisée (MAS) ou d’un hôpital psychiatrique ? Au point même de l’ignorer ou d’en réfuter la valeur.
Être en capacité d’attester de ce qui pour la personne est constitutif de son intégrité, du souci de soi et des autres dans des contextes d’existence qui trop souvent la révoquent dans ses droits, la destituent d’une souveraineté sur ses choix de vie et la relèguent aux marges des préoccupations sociales, c’est envisager l’exigence de sociabilité comme l’expression d’une résistance à l’indifférence ou à l’abandon – comme un acte de dignité.
L’invention d’une sociabilité dans ces derniers territoires hospitaliers, où l’excès de souffrance accule à la solitude, au repli sur soi et parfois au mutisme, faute d’être reconnu hors de ces refuges encore membre à part entière de la communauté sociale, est une conquête de l’intelligence humaine irréductible aux renoncements ou aux abdications inacceptables. Cette sociabilité témoigne de ce qui demeure essentiel à ceux qui savent d’expérience ce qu’est la menace d’inhumanité et ce que signifient la confiance et la force d’engagement qui permettent, ensemble et avec, de s’y opposer.
Cette sociabilité se forge et se renforce dans notre confrontation aux vulnérabilités et aux défis de l’existence, lorsque, membre de la cité, la personne ainsi n’abdique pas et porte nos principes d’humanité au degré supérieur de l’exigence démocratique.
Il convient de comprendre que c’est souvent aux marges de la société, dans des tiers-lieux ou des refuges hospitaliers à un renouveau de la pensée et à la réinvention de nos communs, que se reconstituent nos essentiels ainsi que l’envie de refaire société. Romain Gary fait de Morel la figure de l’homme qui, soucieux de « l’âme humaine », « refusait de transiger ». Précisément en adoptant une position de résistance, aux marges, là où se refonde une sociabilité, une conscience du bien commun dont nous éprouvons l’urgence : « Il défendait une marge où ce qui n’avait ni rendement utilitaire, ni efficacité tangible, mais demeurait dans l’âme humaine comme un besoin impérissable, pût se réfugier. » (Romain Gary, Les racines du ciel, Paris, Gallimard, 1972, p. 182.)
L’exigence de sociabilité impose de s’accorder sur nos valeurs, de mettre en œuvre des conduites et des lignes d’action qui en témoignent et les préservent.
Cette sociabilité peut se définir comme un alliage assemblant dans une même attention, une même intention, une conscience de nos responsabilités que comprennent, assument et partagent ceux qui – professionnels, membres d’associations, proches, instances représentatives ou acteurs de la société civile – opposent l’intelligence du réel, le courage et la résolution de leurs engagements quotidiens au service du bien commun, aux assauts répétés des contempteurs de notre démocratie.