Les assises nationales des soins en EHPAD
L’exercice professionnel en EHPAD est un défi surmonté chaque jour dans un environnement complexe, contraint, par des femmes et des hommes peu reconnus dans leur contribution aux principes de fraternité et au bien commun.
J’éprouve un très grand respect pour celles et ceux qui font vivre sur le terrain non seulement l’exigence éthique mais en bien des circonstances une forme de résistance éthique.
Leur résolution et leurs pratiques, permettent de sauvegarder les plus hautes valeurs de notre vie démocratique.
Nos équipes administratives et soignantes portent les véritables espérances d’une société responsable et solidaire, préservant au quotidien l’esprit de confiance dont nous éprouvons aujourd’hui le plus grand besoin.
C’est vous dire que ces professionnels n’ont pas à se justifier – comme cela est trop souvent exigé de leur part – d’intervenir aussi bien qu’on leur en donne les moyens, sur le front des vulnérabilités humaines.
Celles que notre société s’est trop souvent habituée à oublier ou à éviter, les tenant à distance de ses préoccupations. Cela ne l’empêche pas pour autant de critiquer les insuffisances et les manquements pour partie consécutifs à son indifférence et de les imputer à ceux qui ne désertent pas, quand bien même la tentation serait forte.
Nos professionnels aspirent à une reconnaissance, autre que compassionnelle, de la valeur des missions assumées avec une exigence de bienveillance et de justice, à contre-courant des représentations péjoratives. Ils mobilisent un sens profond de l’altérité, des compétences et une volonté de servir ce qui fait société, alors qu’il convient de constater que les personnes et les causes qu’ils défendent ne constituent pas une priorité politique véritablement comprise er partagée.
Il m’importait d’emblée de poser et d’oser ces premiers constats qui déjà relèvent de l’exigence éthique et de sa crédibilité.
Nos espaces de vie sont hospitaliers à l’autre, y compris jusqu’au terme de son parcours dans la vie. C’est cette éthique vécue et défendue au quotidien dans nos EHPAD et les interventions au domicile que je souhaite évoquer auprès de vous. De cette éthique de la sollicitude, de la citoyenneté, du lien et de la cohésion sociale.
Cette éthique qui a été mise à rude épreuve il y a 4 ans, lorsque les prescriptions administratives du confinement ont provoqué les désastres irréparables de morts indignes, tout en suscitant une capacité de dévouement et d’agilité professionnels dont nous devons être fiers.
Les hommages se sont bien vites éloignés de l’attention de la société civile, au même titre que la compréhension d’une épreuve dont tant de soignants ne se sont pas remis.
Cette mémoire du temps de la crise sanitaire marque d’autant plus les esprits qu’aucun retour d’expérience sérieux n’a été mené avec ceux qui ont été les plus exposés, que ce soit les personnes résidant en établissements, leurs proches et les professionnels à leurs côtés.
Notre éthique s’insurge contre les indignités, les maltraitances, les malveillances de toute nature qui ont accentué la défiance à l’égard des EHPAD. Elle préexistait avec toutes sortes de peurs et de préjugés à la sortie du livre dénonçant ce qui devait scandaliser tout d’abord ceux qui militaient sur le terrain pour une approche digne, attentive aux droits et à l’intégrité de la personne, aux valeurs de l’hospitalité.
Cette déferlante conjuratoire, sans discernement, a ajouté au sentiment de dépréciation de l’engagement des professionnels du quotidien exposés à la vindicte publique.
On aurait pu espérer que l’émotion publique incite – au-delà des contrôles diligentés par les instances de tutelle – à une concertation nationale portant sur les conditions d’intégration à la vie de la cité de la personne vivant sa vieillesse chez elle ou dans un établissement.
Que cette émotion mobilise les moyens qui font défaut aujourd’hui pour assurer la pérennité de structures publiques, associatives ou privées menacées dans leur survie bien qu’indispensables sur leurs territoires. Ne serait-ce que parce qu’elles témoignent de solidarités qui rattachent à la vie et confirment qu’en dépit de son âge ou d’une limitation de son autonomise la personne est toujours reconnue membre de notre communauté nationale.
Cette éthique de la responsabilité et parfois de l’extrême, assumée et éprouvée en EHPAD, cette éthique difficile avec ses tensions et ses dilemmes, notamment dans un contexte limitatif bien que confronté à des attentes intenses et multiples, m’a incité à faire le choix d’un engagement personnel.
Celui de vivre aujourd’hui l’aventure exceptionnelle de la réinvention du soin et de l’accompagnement de la personne qui parcourt avec nous le temps de sa vieillesse. Il s’agit parfois d’un temps ultime, obscurci par les altérations du corps, voire de la pensée, rendant plus précieuse encore la présence de ceux qui ne désertent pas.
Pour clore ces propos introductifs, je me permettrai de partager avec vous une confidence. Lorsque j’ai répondu favorablement à la demande de rejoindre ORPEA dans le contexte d’une crise fortement marquée par sa composante éthique, des éthiciens institutionnels, versés dans les commentaires et les prescriptions édictées sur le promontoire des grandes idées, m’ont exclu de leur compagnie.
De leur point de vue, j’avais déchu en me laissant instrumentaliser par un groupe privé qu’il était moral de condamner en tant que tel, et de surcroit de conspuer dans sa chute et son dépeçage. Ils estimaient avec suffisance que notre déréliction était moralement méritée.
Les généralisations et les systématismes me semblent contraires à l’intelligence de la pensée.
Il me semble nécessaire de rappeler ici que le devoir de non-abandon ne relève pas que de la rhétorique, et que l’honneur est de contribuer à soutenir celles et ceux qui inlassablement consacrent temps et compétences à la personne qui sans leur présence aurait plus encore le sentiment d’une mort sociale.
L’intérêt supérieur de la personne en situation de vulnérabilité dans la maladie, le handicap, la perte d’autonomie ou le vieillissement, prévaut sur les arguties d’une pensée trop souvent détachée des urgences humaines.
Nos EHPAD sont des laboratoires d’humanité qui ont plus à enseigner à la cité qu’à recevoir des leçons de vertu et de bonne conduite !
Venons-en à une approche des enjeux éthiques dans nos EHPAD.
Dès mes premières rencontres avec les personnes accueillies dans nos établissements, mais également avec les professionnels et les membres d’associations, j’ai saisi qu’il était nécessaire de repenser et de renforcer nos engagements éthiques.
C’est s’inscrire dans la continuité des réflexions menées en EHPAD soit au sein d’instances dédiées, soit au fil de l’eau à travers des concertations et avec des initiatives souvent coordonnées par les référents bientraitance. Permettez-moi d’observer ici qu’il ne s’agit pas tant de s’en remettre à des éthiciens, que de créer les conditions d’une vitalité de l’attention éthique au plus près du terrain.
Sans volonté, sans soutiens et reconnaissance institutionnels, sans capacité de disposer du temps indispensable à la pensée, à la délibération et aussi à l’acquisition de savoirs et de repères, la démarche éthique n’est pas sérieuse et n’est pas soutenable.
Car elle n’a pas pour finalité principale de satisfaire aux protocoles de certification, mais de permettre à chacun – et n’oublions pas les personnes accueillies et leurs proches – de contribuer à l’élaboration d’une culture éthique, d’une culture de la parole écoutée, respectée et partagée, qui s’avère spécifique à chaque établissement.
En quelque sorte il s’agit du marqueur de son identité, de l’indice des valeurs qu’il incarne et promeut.
Je le constate, la sensibilité, l’attention et le questionnement éthiques au sein d’un établissement constituent des indicateurs pertinents. Ils renforcent la confiance, l’adhésion à ses projets mais aussi leur cohérence.
Cette éthique contribue à l’attractivité, à la cohésion et tout autant aux bien-être de tous avec le sentiment d’une justesse dans l’action, respectueuse à la fois de la personnalité de chacun et du bien commun.
J’en tire quelques principes dont je suis convaincu de les partager avec vous.
D’une part, comme impératif, de tenir compte du respect de la personne en situation de vulnérabilité au regard de ses libertés fondamentales, de sa citoyenneté et de la reconnaissance de sa capacité d’affirmer son autonomie quelques soient ses limitations.
D’autre part de consacrer notre attention à la prévention de toutes formes de maltraitances, à l’exercice d’une gouvernance plus exposée que jamais aux rigidités et aux injonctions contradictoires dans un contexte de fragilisation des structures dédiées au sanitaire et au médico-social.
J’ajoute aux défis qu’affrontent les directions, l’évolution des métiers et tout autant des attentes, des besoins et des exigences, contestant, au nom de droits individuels, des mentalités et des pratiques révolues.
Nous évoquons nombre de virages qui sollicitent nos capacités d’adaptation et d’innovation comme celui du domiciliaire et du parcours d’accompagnement et de soin compris comme un parcours de vie. Il est cependant d’autres mutations à intégrer, comme le développement des technologies de l’intelligence artificielle.
Elles sont susceptibles de contribuer à l’autonomisation de la personne, à la pertinence de son suivi, à la prévention des risques, au renouveau de l’exercice professionnel dans des conditions de meilleure qualité, avec plus d’efficience et en libérant un temps dédié à la relation au cœur de nos missions.
Encore faut-il que ces innovations souvent nécessaires – ne serait-ce qu’avec leur force de promesse – puissent intervenir dans un contexte favorable. Sont-elles conciliables avec tant d’entraves organisationnelles, celles que dénoncent non seulement les professionnels mais aussi des parlementaires attachés en ce moment à conférer à la loi portant mesures pour bâtir la société du bien vieillir et de l’autonomie une dimension d’éthique politique ?
Précisons à grands traits, certains points qui me semblent constituer des axes pour cheminer dans la réflexion éthique au sein de nos EHPAD. Ils mériteraient bien des développements.
Qu’en est-il de l’élaboration concertée d’un projet personnalisé de vie ? Que signifie ‘’vivre sa vie’’ en EHPAD, reconnu et soutenu pour réaliser ses choix de vie, respecté dans ses valeurs, sa sphère privée, ses liens sociaux, ses habitudes et ses préférences ?
Qu’en est-il de la vigilance accordée aux facultés d’initiatives et aux capacités de la personne, soucieuse d’affirmer une souveraineté sur son existence mais également à un environnement attentif à l’expression de sa créativité, de son imaginaire, de sa spiritualité.
Avec quelle délicatesse et retenue envisager comme un droit effectif le respect de la vie relationnelle et affective de la personne, de sa sexualité ?
À propos de ce qui se sait, se voit, se dit, se partage au sein des établissements, comment, à l’épreuve du réel, préserver le secret professionnel et ne partager, avec l’accord de la personne, que les informations utiles ?
Avec quelle prudence concéder dans les arbitrages difficiles, dans les décisions complexes, aux renoncements nécessaires tout en défendant les essentiels ? De quelle manière viser la juste mesure entre libre-arbitre, autodétermination, vulnérabilité et responsabilité ?
Défendre les droits de la personne qui n’est plus en capacité de discernement et de consentir, est-ce tenter en toute circonstance, avec elle, ses proches et l’équipe, d’emprunter l’autre voie de l’assentiment ou y renoncer en se substituant à l’expression de ses volontés ?
Comment sauvegarder le quant à soi d’une personne, lorsque son conjoint ou un de ses enfants estiment leur position préférable à la sienne ?
Comment accompagner humainement cet itinéraire parfois sans perspective et sans issue du séjour dans une unité de vie protégée ?
Qu’elle signification accorder à la protection ainsi qu’au témoignage d’une présence parfois sans réciprocité évidente, dans un contexte de vulnérabilité partagée ? L’éthique de la protection engage à une réflexion exigeante sur ce qui distingue justesse de l’arbitrage d’un risque de l’arbitraire.
Nos professionnels les plus exposés dans des pratiques aux limites de ce qu’ils peuvent, doivent bénéficier d’un environnement soutenant, vigilant et soucieux de leur bien-être. En dépend la qualité de vie de celles et ceux auxquels ils prodiguent leurs soins.
Le temps passant, je vous propose quelques éléments de conclusion consacrés à l’un des enjeux éthiques qui me semble importer dans la réinvention de nos pratiques. Il concerne les principes d’hospitalité à honorer afin que chacun puisse éprouver le sentiment de faire communauté pour vivre ensemble et avec au sein d’un EHPAD.
Interroger ce qui nous est commun est un défi politique immédiat. Nos établissements sont un creuset d’une refondation de la vie démocratique, y compris en y assumant un tel défi.
Dans un premier temps, esquissons quelques questions qui concernent la personne et la nécessité de la reconnaître au sein d’un commun, celui que devrait constituer un EHPAD.
Vivre ensemble, vivre avec c’est tout d’abord être reconnu comme une personne accueillie, bienvenue. Une personne attendue,qui doit pouvoir prendre sa place au sein d’une communauté humaine et sociale.
Reconnaître la personne comme membre à part entière d’une communauté c’est être préoccupé tout d’abord de ce qui est constitutif d’une communauté : de ceux qui la composent, y sont intégrés, de ce qu’ils partagent, mettent en commun tout en préservant ce qu’ils sont, en protégeant leur intimité.
Comment faire lien, se lier, s’unir et tout d’abord se connaître et se reconnaitre réciproquement si nous ne nous sommes pas présentés, si nous n’avons pas été présentés, si le rapport à notre histoire antérieure est évincé, nié, déjà aboli ?
Comment s’accorder avec l’autre en un temps de l’existence qui rend inquiétantes les rencontres impromptues et où la tentation du repli semble davantage protectrice que le risque de l’autre ?
Que dire et partager de soi avec l’autre dès lors qu’on a perdu l’estime de soi au point de ne plus percevoir dans le regard de l’autre que la scrutation et la pesée de ce que l’on ne semble plus être ou plus capable de faire ?
Comment donner à la personne confiance en un ensemble qui lui permettrait de reprendre son chemin de vie en bénéficiant des repères et des soutiens qui la renforcent et l’arriment à une réalité recevable, vivable, à vivre ?
Comment solliciter la personne afin qu’elle trouve en elle les ressources qui lui permettent d’être contributive à la vie de la communauté, d’être reconnue dans une compétence à mettre au service du commun ?
Nous pourrions prolonger dans un second temps ces quelques énoncés par une approche cette fois plus institutionnelle.
Comment se définit et se raconte une communauté, sa culture, son histoire, ses modes de vie, ses rites, ce qui lie les uns aux autres : ce qui fait communauté ?
Quel est le commun de personnes qui ont une histoire de vie singulière, des justifications ou des obligations – à un moment de leur parcours – de devoir vivre une existence en communauté, de le vouloir ou de s’y résoudre ?
Quel commun leur propose-t-on au-delà d’un accompagnement soignant, de moments de convivialité ou de sorties organisées ou de temps comme les repas ?
Qu’en est-il de l’ensemble que constitue la communauté réunie dans un établissement, si elle n’établit pas des interactions avec l’ensemble qu’est la société civile qui se doit, elle, aussi d’assumer la responsabilité de ce lien ?
Comment fixer un horizon commun, le sentiment d’être associé à une destinée de vie qui rend proche les uns des autres, au sein d’un groupe humain constitué de personnes diverses dans leurs histoires personnelles, dans leurs cultures et leurs représentations, dans leur rapport au réel, dans leurs aspirations et leurs attentes quand elles peuvent encore y croire et s’y investir ?
Comment, enfin, les professionnels s’investissent-ils dans le souci de participer d’un commun, au-delà de leurs interventions pratiques, reconnus dans leur éminente fonction politique au service du bien commun ?
C’est sur cette dernière question que j’achève mon propos. Car elle situe l’exigence éthique au plan de la responsabilité institutionnelle, en termes de choix politiques et sociétaux dont dépend notre capacité de faire société là où les fractures et les fragilités menacent les valeurs dont nous sommes collectivement les garants.