La magie des propos du chef de l’État ne porte plus, en dépit de récents sondages qui pouvaient l’inciter à considérer qu’un nouvel agenda s’imposait et que le bilan de son action lui était plutôt favorable. Ces élections surlignent un décrochage social consternant que seule l’incompréhension du réel masque à ceux qui en ignorent l’ampleur. Et les sondages n’en révèlent pas la profondeur et la gravité.

L’éditorial du journal Le Monde, du 26 mars 2021 anticipait les circonstances d’une « démocratie en berne » : « Si la difficulté des novices à faire campagne devait conduire à accorder une forte prime aux présidents sortants, la question de l’équité serait posée. Et si l’abstention devait atteindre un record, comme ce fut le cas lors des élections municipales de 2020 avec des taux dépassant 70 % dans certaines villes, la démocratie n’en sortirait pas non plus gagnante. Le grand risque que fait courir la crise sanitaire est de distendre, de façon insidieuse, le lien si fragile entre les citoyens et les élus. »

Au matin du 21 juin, les estimations des abstentions au premier tour des élections régionales sont de l’ordre de 66,5 %. Chacun y va de son explication pour tenter d’éviter la question qui s’impose : à l’épreuve de la gouvernance de la pandémie avons-nous fait le deuil contraint de l’engagement démocratique ? Pour être plus précis, avons-nous appris à le vivre autrement, à nous détourner de ce qui nous est commun pour sauvegarder quelques essentiels, voire en défiant l’autorité publique par la provocation que lui renvoie notre indifférence ? S’habituer aux renoncements imposés dans nos vies personnelles par des décisions décrétées sans délibération digne, à huis-clos, loin de nous, aura eu des conséquences dont on n’a pas encore évalué la portée politique. La défiance à l’égard de l’État et des légitimités mises en cause dans l’organisation des stratégies de lutte contre la Covid-19, a fragilisé la cohésion nationale à un point que l’on ne veut pas reconnaître. Ceux qui le peuvent parce qu’ils disposent de moyens, ont déjà organisé leur existence en tenant compte des vulnérabilités révélées et accentuées par des mois de gestion précaire, de propos, de promesses et de paris qui ont perdu en crédibilité. Leur esprit est ailleurs, leurs engagements aussi, plus individualistes et soucieux de se sauvegarder d’autres périls dont on pressent les menaces.

Les commentateurs trouveront bien des causes à cette abstention, et ils ne la relieront pas à cette expérience collective qui depuis mars 2020 nous a confrontés au confinement et à une forme de confiscation de la vie démocratique. Il est vrai que l’on peut contester une position aussi critique de ma part. Certains pourraient par exemple me rétorquer qu’en 2020 le Conseil d’État « a rendu 840 décisions en urgence sur des mesures de Covid-19[4] » et que le parlement n’a pas été de reste avec de nombreuses séances d’information du gouvernement. Avec quelle incidence effective sur les décisions de l’exécutif ?

La magie des propos du chef de l’État ne porte plus, en dépit de récents sondages qui pouvaient l’inciter à considérer qu’un nouvel agenda s’imposait et que le bilan de son action lui était plutôt favorable. Ces élections surlignent un décrochage social consternant que seule l’incompréhension du réel masque à ceux qui en ignorent l’ampleur. Et les sondages n’en révèlent pas la profondeur et la gravité.

Le 21 mai, 59 % des Français estimaient en effet que la France allait réussir sa sortie de confinement, 44 % qu’elle « est en train de sortir durablement de la crise sanitaire ». Le 17 juin, 54 % tiraient un bilan positif de l’action du président de la République. Des statistiques, certes, mais étayées par quelle argumentation, quelle vision du vivre ensemble, quelle conception des responsabilités qu’il nous faudra assumer à l’égard d’un passif dont on ne mesure pas encore l’ampleur ? Comme si l’état d’apesanteur entretenu par les éléments de langages gouvernementaux libératoires auxquels chacun est tenté de s’agripper, n’était pas la bulle idéologique qui imploserait dès les prémices du retour à la réalité.

Comprendre que notre opinion n’importe pas

L’inquiétant est cette abstention actuelle, cette réticence à vouloir prendre la parole dans la sphère publique, à faire usage du droit de vote pour exprimer une opinion dont depuis des mois il nous a été donné à comprendre qu’elle n’importait pas.

S’est-on véritablement inquiété des conditions de sortie du confinement en termes de recouvrance d’un espace de vie démocratique ? A-t-on témoigné la moindre attention à l’évaluation concertée – autrement que dans la production de rapports scientifiques pertinents mais d’un usage immédiat limité  – de ce qu’ont été les réalités humaines et sociales de la pandémie ? Quelles initiatives permettraient d’attester que l’exécutif s’est investi en cette phase transitoire de l’obligation d’aller vers la nation pour saisir ce qu’elle n’exprime pas dans les urnes faute d’avoir le sentiment d’un respect et d’une audience qui ne se limitent pas à l’accessibilité aux vaccins et aux terrasses de café ? Le président de la République a enjambé l’exigence d’un temps de retour sur ce qui s’est passé, de ré-enracinement de nos essentiels et d’énoncé de nouveaux principes d’action, engageant dès à présent une campagne à la réélection qu’il estime comme notre priorité nationale. Ne constate-t-on pas l’incompatibilité entre des  logiques et des rythmes qui altèrent le sens du bien commun et affaiblissent nos capacités de faire front à des échéances que l’on ne saurait différer sans en accentuer les risques ?

Dans son avis « Élections régionales et départementales : analyse des enjeux sanitaires[8] », le Conseil scientifique Covid-19 estimait opportun de mettre en œuvre, au cours de la campagne électorale des régionales et des départementales, des dispositifs de communication adaptés aux circonstances.

A-t-on tenu compte de cet impératif organisationnel qui s‘est avéré aussi déficitaire que tant d’autres aspects de la logistique au cours de la crise sanitaire ? Jusqu’à la sous-traitance calamiteuse de la diffusion des professions de foi des candidats[9] d’un intérêt supérieur lorsque les contacts avec les candidats étaient limités. Certains responsables politiques s’interrogent sur les conditions d’exercice de la démocratie dans un contexte qui n’a pas justifié de la part des instances publiques des initiatives justifiées. J’y vois une manière de penser et de faire qui s’est façonnée en ces mois de somnambulisme démocratique, le gouvernement s’octroyant le pouvoir d’aménager les dispositifs selon sa lecture du réel et ses propres considérations. Cette nouvelle erreur politique risque de ne pas susciter la réaction immédiate justifiée de la part de l’opinion publique. Là également, elle s’est habituée à des pratiques de soumission désormais intégrées à la défiance qui fragilise notre cohésion et incitent à négliger jusqu’à l’exercice de nos devoirs de citoyens. 

Les Français ont l’esprit ailleurs, dit-on. Mais où ? Car il serait réducteur et naïf de penser que leur seule préoccupation concerne – pour ceux qui peuvent l’envisager – une villégiature estivale en France ou loin du pays. L’inquiétant est cette abstention actuelle, cette réticence à vouloir prendre la parole dans la sphère publique, à faire usage du droit de vote pour exprimer une opinion dont depuis des mois il nous a été donné à comprendre qu’elle n’importait pas. Cela n’a rien à voir avec l’abdication, et le danger est que d’autres voies que celles de la démocratie soient envisagées dès lors qu’elle s’avère épuisée de ces mois chaotiques dont l’été semblait augurer la délivrance. Une des définitions de l’abstention est le « refus d’agir ou de participer à une action, d’y intervenir ». N’est-ce pas le signe d’une dissidence, l’expression encore retenue d’une opposition aux excès de l’exercice d’un pouvoir qui a abusé d’une autorité au risque d’altérer l’exigence de démocratie et tout autant sa dignité ?  

J’ai observé ces dernières semaines que sur le terrain nombre de personnes avouaient être désabusées, désemparées, désinvesties de l’envie de poursuivre ainsi, dans des conditions d’exercice professionnel inacceptables, ce qu’elles dénoncent comme une mascarade. Ce matin, une auxiliaire de vie évoquait avec des collègues ce sentiment de lassitude, cet « à quoi bon ?… » Ce qu’elle vit au quotidien et « dont personnes ne veut véritablement entendre parler » l’a épuisée au point de « ne plus croire en rien… ». Chaque jour elle est plus incertaine de sa capacité « à maintenir son exigence d’engagement ».   Elle ne voit pas « à quelle exemplarité se rattacher dans la classe politique », pourtant « elle ne lâchera rien tant qu’il y aura encore une raison de croire en des possibles… » Nos échanges m’ont renforcé dans la conviction que la démocratie se vit au plus près d’une réalité que certains politiques parcourent de loin le temps d’une campagne électorale, surpris à l’occasion d’un verdict désespérant que le contact soit de la sorte rompu. Mais pour nous rassurer nous constatons que le lien persiste, peut-être plus intense encore, lorsque malgré la déception et les doutes, ceux qui ont vocation d’humanité ne désertent pas et assument une présence pour nous tous indispensable.

Ma crainte est que nombre de Français expriment en leur abstention la contestation d’une pratique politique indigne de leur considération. Notre espoir est qu’il s’agit-là d’un appel à une refondation de l’esprit public. 

Le 18 juin, Le Monde publiait une analyse : « Le lourd coût humain d’un troisième confinement tardif en France[11] » En situation normale ces affirmations étayées par des données statistiques probantes auraient suscité une controverse publique, ne serait-ce que pour en contester les arguments scientifiques. Il n’en a rien été.

« Plus de 14 000 décès, près de 112 000 hospitalisations, dont 28 000 en réanimation, et environ 160 000 cas de Covid-19 long supplémentaires, selon les calculs du « Monde » : en retardant à début avril les mesures réclamées fin janvier par les scientifiques, le gouvernement a alourdi le bilan de la pandémie en France. (…) Combien de vies humaines auraient-elles pu être sauvées ? Combien d’hospitalisations, de passages traumatisants en réanimation, de longues séquelles auraient-ils pu être évités si le gouvernement avait confiné les Français début février, comme le lui conseillaient les scientifiques, et non début avril, contraint et forcé par la saturation des hôpitaux ? »

Qu’a-t-on fait de cette étude, quels commentaires a-t-elle suscités, y compris dans la sphère des médias, alors qu’elle met en cause un processus décisionnel hasardeux dont les instances publiques n’ont pas admis le coût. S’est-on résolu à admettre le coût humain de la pandémie, le distinguant à tort de ses coûts à la fois démocratique et politique ? Les vies humaines et les hospitalisations sont-elles d’une moindre valeur que d’autres considérations décrétées supérieures ? Qui en a décidé, et à travers quelle délibération ? Cautionnons-nous tacitement une pratique de la décision publique qui aboutit à une sélection qui aurait pu être évitable ? Faut-il consentir à de tels renoncements pour accélérer un « retour à la normale » dont les modalités seraient inacceptables ?

Dans la décision présidentielle du 29 janvier, la composante que représentent les conséquences de cette prise de risque a été évaluée au regard d’enjeux dont pour le moins la prééminence devait être explicitée. Étaient-ils impératifs, justifiés, proportionnés, sans alternative ? Cette dissimulation des critères d’arbitrage intégrant les conséquences des choix sous couvert du secret des délibérations en conseil de sécurité sanitaire, altère à la fois leur recevabilité, la confiance en la décision politique et en ceux qui l’incarnent, pour ne pas dire leur légitimité morale. 

La dignité et le courage démocratiques ont été de fait dévoyés dans des tactiques dont personne ne permet de conclure qu’elles ont été de nature à contribuer directement aux évolutions épidémiologiques dont on observe en ces jours les résultats favorables. La suspicion est amplifiée par tant de manquements à la loyauté de l’information et tout autant au refus des concertations indispensables avec les personnes et les instances compétentes en des domaines où l’État se devait de consulter et de tenir compte de leur expertise. Le Monde n’évoque pas explicitement les déprogrammations aux conséquences irrémédiables sur la survie ou la qualité de vie des personnes interdites de soin[12] pour laisser place à d’autres priorités.

Le 25 mars, le président de la République soutenait sans provoquer de véritables réactions critiques : « Je considère que nous avons eu raison le 29 janvier de ne pas prendre de mesures de fermeture, nous avons eu raison ensuite d’apporter les premières mesures de freinage. Et en fonction de l’évolution de cette épidémie, nous prendrons toutes les mesures en temps et en heure. Il n’y a à nos yeux aucun tabou. Nous devons à chaque fois avoir la réponse la plus adaptée. » Mais qu’en est-il de la raison, dès lors qu’elle est invoquée sans qu’on l’argumente pour justifier de quelle rationalité elle procède ? Qu’en est-il de « la réponse la plus adaptée » si ce n’est qu’elle relève d’un choix qu’il convient d’expliquer du point de vue de sa cohérence, de ses dilemmes et de ses conséquences ? « Le lourd coût humain d’un troisième confinement tardif en France » : les termes sont forts et accusateurs (« lourd », « coût humain », « tardif »). Le chef de l’État les a déjà révoqués, revendiquant une posture d’infaillibilité qui l’exonèrerait de toute forme d’humilité, d’esprit critique pour ne pas dire de loyauté et de lucidité. Il en a fait de même en refusant un hommage national aux victimes du Covid-19. Une gouvernance de la sorte amnésique et incapable d’assumer les conséquences de ses choix, n’incarne pas les figures de respectabilité et d’exemplarité qui, dans d’autres circonstances historiques, ont permis à la nation de refaire unité et de renouer avec ses valeurs. 

Ma crainte est que nombre de Français expriment en leur abstention la contestation d’une pratique politique indigne de leur considération. Notre espoir est qu’il s’agit-là d’un appel à une refondation de l’esprit public. 


[4] « Retour sur l’année 2020 avec quelques chiffres clés », Conseil d’État, 4 février 2021 : «  La crise sanitaire aura fortement marqué l’activité du Conseil d’État en 2020. Saisi par de nombreux citoyens, organisations professionnelles ou associations qui contestaient des décisions de l’administration, le Conseil d’État a rendu 840 décisions en urgence sur des mesures covid-19, et ce, sans interruption même durant le premier confinement. Il a ainsi jugé en référé 6 fois plus de recours qu’en 2019, dans un délai souvent proche des 48h. », https://www.conseil-etat.fr/actualites/actualites/retour-sur-l-annee-2020-en-quelques-chiffres-cles

[8] « Élections régionales et départementales : analyse des enjeux sanitaires », Conseil scientifique Covid-19, 29 mars 2021, « Si les autorités publiques décident de maintenir le scrutin dans ce contexte épidémiologique, il importe d’encourager au maximum l’usage de moyens dématérialisés lors de la campagne électorale. Il faut noter l’utilisation possible de numéros verts et l’intérêt de campagnes menées sur internet. Dès lors, le Conseil scientifique recommande que les rassemblements, y compris extérieurs, lors des campagnes électorales soient interdits. Pour ce qui est des rencontres privées organisées directement ou indirectement par les candidats et leurs équipes de campagne, elles sont très fortement déconseillées. », https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/avis-conseil-scientifique-29032021.pdf

[9] « Régionales 2021 : des bulletins de vote et des professions de foi non distribués, des élus dénoncent de « graves dysfonctionnements », Le Monde avec AFP, 19 juin 2021 :« Régions, départements et communes ont déploré, samedi 19 juin, que dans « de nombreuses communes » les documents officiels de propagande électorale (professions de foi des candidats et bulletins de vote) n’aient « pas été distribués aux électeurs », qui voteront dimanche pour le premier tour des élections régionales et départementales. Ces dysfonctionnements ont également été dénoncés par de nombreux élus, de gauche comme de droite. », https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/06/19/regionales-2021-des-bulletins-de-vote-et-des-professions-de-foi-non-distribues-des-elus-denoncent-de-graves-dysfonctionnements_6084841_823448.html

[12] Le 20 juin nous déplorions 110 767 décès. Il n’est pas anodin de constater que le seuil symbolique des 100 000 victimes aurait pu ne pas être franchi (y compris lorsque l’on sait que les évaluations de la mortalité sont encore transitoires, notamment en ce qui concerne les décès hors des établissements),  https://www.santepubliquefrance.fr/dossiers/coronavirus-covid-19/coronavirus-chiffres-cles-et-evolution-de-la-covid-19-en-france-et-dans-le-monde