30 après le vote de la 1 ère « loi bioéthique », devrait-on se résigner à l’impuissance éthique ?

par | Sep 7, 2024

Emmanuel Hirsch
7 Sep, 2024

La loi n° 94-654 du 29 juillet 1994 relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal fixe les principes de la bioéthique à la française.

Les célébrations des Jeux Olympiques de Paris n’ont pas permis d’accorder l’attention qu’elle aurait pu justifier à l’évocation des 30 années du parcours législatif français de bioéthique qu’initie cette loi.

30 ans plus tard, qu’en est-il de la bioéthique ?

De manière générale, les nouveaux domaines où s’exerce la biomédecine – qu’il s’agisse de la génomique, des cellules souches, des nanosciences ou des neurosciences – constituent autant de faits inédits qui intriguent, provoquent, inquiètent. Qu’en est-il de l’idée de santé, de la conception du soin dans un environnement biomédical épris d’une volonté d’amélioration, d’augmentation, de transformation de l’homme au-delà de sa condition ?

Que penser de la fascinante capacité d’intervention – y compris sur les générations futures – des techniques de sélection, de tri, de manipulation, de recombinaison, voire de reconfiguration de l’humain équipé de prothèses, de systèmes implantables, de système numériques hybrides de connexions défiant les lois de la nature ?

Il ne s’agit pas tant de nous satisfaire sans discernement des avancées scientifiques et des innovations biomédicales – elles représentent certes des espoirs pour les personnes malades et leurs proches – que de nous demander dans quelle mesure elles contribuent à l’accès le plus justifié et le plus juste aux biens de santé. L’écart se creuse entre les exclus du système de santé, ces survivants abandonnés aux marges de nos dispositifs performants, réputés et coûteux, et les bénéficiaires privilégiés d’une biomédecine susceptible d’intervenir au-delà même de la sphère dévolue à nos conceptions traditionnelles de la médecine, dans des domaines inédits et en suscitant des évolutions disruptives aux conséquences à évaluer au-delà des résultats immédiats.

Notre démocratie ne doit pas renoncer à maintenir les principes de solidarité qui fondent une conception exigeante de notre système de santé, en termes de justice, de performance, de sécurité et d’accessibilité. Une concertation responsable s’impose afin d’arbitrer ensemble des choix compris, assumés et partagés y compris du point de vue de nos obligations humanitaires sur le plan international.

La « dignité humaine », la « primauté de l’être humain » constituent les repères fondamentaux auxquels devraient être ramenées des décisions à forts enjeux humains : « L’intérêt et le bien de l’être humain doivent prévaloir sur le seul intérêt de la société ou de la science1. » Se dote-t-on des dispositions nécessaires – en termes de gouvernance, de sensibilisation à l’éthique, de délibérations pluralistes, de procédures de prises de décisions et d’évaluations collégiales – qui nous convaincraient qu’au-delà de formules vaguement consensualistes et plutôt intentionnelles, nos institutions de recherche et se soin s’attachent sérieusement à assumer les responsabilités qui s’imposent à elles dans un contexte où se cumulent incertitudes et défis ? Ne renoncent-elles pas trop souvent, en toute lucidité et pour ne faire prévaloir que les logiques de la compétition et d’une certaine efficience, à promouvoir et incarner une dynamique de l’attention éthique, « un art d’interroger2 » ? Confrontés à la complexité, il nous faut élaborer ensemble, par la médiation d’une approche cohérente et éthiquement satisfaisante, les repères indispensables à la détermination de décisions justifiées, soutenables, mesurées et hiérarchisées du point de vue de leur intérêt et de leurs urgences. Cette obligation d’analyse vigilante prospective, de retenue et de délibération intègre et d’accompagnement relève de nos devoirs immédiats. Il y va d’enjeux démocratiques évidents, dès lors qu’il paraît acquis que le possible n’équivaut pas au permis et que le préférable doit être pensé et déterminé selon des arbitrages démocratiques afin de parvenir à des choix légitimes et recevables.

La recherche biomédicale se développe dans un contexte de compétition internationale qui l’expose aux défis des rivalités académiques, voire de pratiques contraires à l’éthique de la science (du fait notamment des contraintes inhérentes aux classements internationaux et aux critères d’évaluation, ou plutôt de notation des publications produites par les équipes). S’y ajoute des considérations financières qui, sans que les règles de l’intégrité scientifique soient posées clairement par les université et les organisme de recherche comme inconditionnelles, peuvent susciter des conflits d’intérêt et des manquements aux bonnes conduites dans les collaborations pourtant nécessaires développées avec les firmes privées.

Les conditions d’accès aux technologies ne relèvent pas de règles homogènes au plan international, de telle sorte que « la bioéthique à la française » est de peu de poids, ne serait-ce que face à l’offre du marché de la fertilité estimé de l’ordre de 25 milliards de dollars à l’horizon 20253.

En ce qui concerne notre prétention à la « souveraineté bioéthique », elle s’avère illusoire dans un contexte international favorable au « tourisme biomédical » ouvert aux personnes qui sont pourvues des moyens économiques qu’il impose. Ainsi, les enfants issus de la GPA pratiquée hors de notre territoire sont désormais reconnus dans leurs droits inaliénables, ce qui fragilise notre résistance à ce que la France considère encore comme une instrumentalisation du corps de la femme incompatible avec ses valeurs. L’accès aux techniques prohibées en France n’a de frontières que le coût des interventions, et certains considèrent injustes ces discriminations économiques qui devraient inciter à autoriser en France ce qui s’avère acceptable et possible ailleurs.

Il serait nécessaire de consacrer une recherche éthique systématique aux impacts sociétaux des domaines innovants et sensibles de la bioéthique comme, par exemple, les neurosciences, les embryons hybrides homme-animal, les organoïdes cérébraux, pour documenter et argumenter avec sérieux les nécessaires arbitrages qui doivent accompagner le processus de recherche et lui apporter en amont les encadrements dont on observe l’inanité lorsqu’ils sont proposés a posteriori, à titre palliatif, trop tardivement.

C’est dire qu’il nous faudrait repenser la fonction, la composition et le mode d’intervention des instances de bioéthique au plans à la fois national et international, et tout autant la « grammaire de l’éthique », renouvelant les concepts, innovant lorsqu’il convient de tenter de penser l’inédit et de produire un cadre de régulation adossé à une volonté et une capacité d’action politique dont on constate aujourd’hui les fragilités.

La numérisation du monde et des relations interindividuelles, les défaillances des instances représentatives de la vie démocratique, les mises en cause à la fois des savoirs, des expertises et des dispositifs de régulation contribuent à nous déposséder de toute autorité sur notre devenir, nous condamnant à une impuissance éthique, à une errance morale.

Le CCNE a intitulé à bon escient son rapport de synthèse des états-généraux de la bioéthique en 2018 « Quel monde voulons-nous pour demain ? ».

Il convient de penser la bioéthique avec pour défi la capacité d’exercer encore la liberté de décider quelle humanité nous voulons incarner, assumer et défendre.

 

Références

1. Convention d’Oviedo pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine, Conseil de l’Europe, 4 avril 1997, article 2, « Primauté de l’être humain ».

2. P. Legendre, Leçon IV, L’inestimable objet de la transmission, Paris, Fayard, 1985 : « Toute société doit construire un art d’interroger, qui préserve le questionnement dans sa complexité, c’est-.‑dire qui ne prétend pas faire disparaître en les niant purement et simplement les questions dangereuses et impossibles. »

3. https://medium.com/@veilleunitec/fertility-tech-un-march%C3%A9-f%C3%A9cond-8ddd2b59666d

4. https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/eg_ethique_rapportbd.pdf

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