Le 28 août 2024, la cérémonie d’ouverture des jeux paralympiques de Paris 2024 a témoigné le plus bel hommage aux valeurs d’humanité portées par la personne en situation de handicap dans sont engagement quotidien et ses combats en faveur de la dignité, de l’égalité, de la fraternité et d’une position effectivement reconnue et respectée dans la vie de la cité.
Je tenais à rendre hommage à leurs premiers et indéfectibles supporters : leurs proches et les soignants à leurs côtés : les grands absents de cette hommage international. Il m’était également important de témoigner une attention particulières aux personnes en situation de polyhandicap, elles aussi peu évoquées ces derniers jours.
« J’ai réfléchi à ce que mon fils Clément a fait naitre chez moi : un sens de la responsabilité envers lui. Mais cela est évident pour tout parent, même si l’on peut débattre de ce que l’on entend par responsabilité, la culpabilité pouvant se trouver à proximité. Mais la qualité particulière que mon fils m’a apporté, c’est d’avoir exacerbé mon combat contre l’injustice, contre l’incompréhension de l’autre, la bataille contre le renoncement afin d’essayer de contribuer à améliorer la société. La difficulté de vie liée à l’état de santé d’une personne polyhandicapée devrait par nature créer des solidarités, ne serait-ce que par souci de fraternité. J’ai été pourtant au mieux témoin de l’indifférence, au pire du rejet et de la moquerie. Je ne généralise pas pour autant, mais avant de me mobiliser davantage pour une société inclusive il me faudra continuer à éduquer et démontrer, à mon niveau, que nous avons beaucoup plus à partager que cette différence qui peut d’emblée mettre à distance. Mon fils me force à avancer car je n’admettrai jamais que sa différence justifie une fin de non-recevoir à son acceptation dans la société.
« Si Albert Camus avait considérait qu’une société se jugeait à l’état de ses prisons, je pense qu’elle peut l’être également à la place qu’elle accorde aux personnes les plus fragiles, dont notamment les personnes handicapées. L’intégration n’est possible qu’à condition d’une réelle volonté qui engagerait chacun d’entre nous en termes de valeurs et de droits. »
Ce dont témoigne ainsi Manuel Col[1], évoque la hauteur morale et la signification politique d’engagements assumés avec et au nom de personnes trop souvent assujetties aux représentations de l’étrangeté, de l’absence, du manque, du déficit, de l’incompétence, de la dépendance. Du handicap parfois porté à ses extrêmes, qui défie les possibles et sollicite une capacité de compréhension, d’implication, d’inventivité dont on ne soupçonne ni l’ampleur, ni la complexité, ni les significations et la portée pour ceux qu’ils concernent dans l’intimité et la proximité, mais de même dans tant d’autres domaines du vivre ensemble. Un courage également, une audace, une résolution car il n’est pas évident de considérer comme un engagement inconditionnel de se consacrer à une « cause » si habituellement évitée, négligée, dépréciée au point, parfois, d’interroger les justifications mêmes d’un investissement attentionné.
Les regards plaqués avec désinvolture, condescendance ou mépris sur les « réalités du handicap », les discours misérabilistes, administratifs ou gestionnaires, les attitudes distantes ou réprobatrices en disent beaucoup de la mise à distance de situations personnelles, avec leur impact familial, et d’enjeux qui, davantage que d’autres, devraient avoir part aux débats et aux choix de société. Ils sont révélateurs du cheminement encore nécessaire pour parvenir – comme c’est le cas dans certains pays – à franchir les obstacles des préjugés et favoriser des approches respectueuses de la personne intégrée, sans la moindre équivoque et avec des droits effectifs, à la vision politique d’une société responsable et solidaire.
Aux limites, pour ne pas dire aux extrêmes de nos systèmes de pensée, de nos convenances, ne nos consensus circonstanciés, ces personnes polyhandicapées s’expriment autrement dans leur existence, avec leurs singularités, plutôt que du fait de leurs différences. Il importe donc de les estimer comme elles sont, parmi nous et selon la part qui leur revient, de plein droit, auprès des leurs et au cœur de l’espace public. Les notions de compassion, de commisération, de tolérance apparaissent inopportunes lorsque nos obligations relèvent d’une idée des valeurs d’humanité, de sollicitude et de justice.
Lorsque la démarche éthique et la responsabilité politique concernent l’engagement au quotidien avec et auprès de personnes entravées dans leur faculté d’autonomie, elle ne peut se satisfaire de considérations générales, de pétitions solennelles abstraites du réel, de l’immédiat, de l’urgent. Il importe de préciser les contours et les règles d’une approche respectueuse de la personne, alors qu’en tant de circonstances il est nécessaire se substituer à ses limitations. Comment préserver cette attention indispensable à la rencontre de l’autre, dans son énigme, son secret, cet espace parfois impénétrable et qui cependant peut dévoiler, à travers une relation qui se construit dans la continuité, des parts subtiles d’intimité, des sentiments, des sensations, des préférences d’autant plus essentielles que leur expression s’avère si délicate, ténue, incertaine ?
J’ai appris auprès de parents et de professionnels la passion et la patience de l’autre, je veux dire cette disponibilité totale éprouvée parfois comme une vocation qui permet cette étrange proximité ou cette familiarité qu’il faut en quelque sorte à la fois conquérir, cultiver et préserver dans un environnement prévenant. En creux, demeure, obsédante, cette énigme qui parfois résiste à toute tentative de sollicitation et de réciprocité. En dépit de signes incertains, elle laisse démuni de cette incapacité du lien tel qu’idéalement on le souhaiterait, en quête dès lors d’autres approches aussi relatives soient-elles, du moins apparemment. Comment envisager le vivre ensemble lorsqu’il tient à si peu, et comprendre que d’autres voies, d’autres modes de communication et d’échange sont possibles lorsque l’humain ne déserte pas ? Ce caractère à ce point infime et précaire des possibles, à repenser jour après jour, contraint à l’humilité. Il n’en rend que plus précieux ces moments d’une histoire qui s’édifie, s’élabore, prend racine et surmonte tant d’obstacles qui jalonnent le parcours.
J’ai également découvert auprès de parents et de professionnels, des histoires humaines, une expérience, des émotions qui – la rhétorique et les semblants n’étant plus de mise – révèlent une sensibilité, une pensée. En fait une intelligence d’une signification, d’une intensité et d’une densité telles qu’elles portent une force de compréhension et de créativité saisissante. Comme si penser aux extrêmes, aux limites, là où les convictions, les évidences, les habitudes, les conventions s’avèrent à la fois inopérantes et inconvenantes, favorisait une capacité de dépassement, d’élévation. Une certaine liberté qui permet de reconsidérer les acquis et de reformuler des lignes d’horizon, des perspectives qui bouleversent nombre de nos conceptions et de préjugés. Cette mise à l’épreuve de ce qui nous rassurait jusqu’alors dans nos jugements et nos prises de décisions a valeur d’exercice philosophique : elle modifie nombre de nos représentations, de nos hiérarchies, de nos impératifs. Il convient d’avancer dans l’esquisse d’une culture hospitalière à la personne polyhandicapée et à son environnement de vie. Il est évident qu’il s’agit de « donner voix » sur la scène publique à ces engagements exceptionnels de parents, de proches, de professionnels ou de militants associatifs, soucieux certes de la personne avec ses vulnérabilités liées au handicap, mais tout autant de donner à comprendre cette conception de l’engagement éthique, de la fraternité et de la solidarité.
Dissemblables, comme étrangers
Au-delà des traitements médicaux, des si pénibles tentatives de réadaptation ou de rééducation, du suivi au long cours dans le soin au domicile ou en institution, accompagner la personne et ses proches dans le parcours du handicap ne peut se comprendre qu’en termes d’exigence politiques. Par quelles approches et quelles évolutions dans nos mentalités et nos pratiques, parvenir en effet à reconnaître une citoyenneté, une appartenance et une existence dans la cité à des personnes si habituellement contestées en ce qu’elles sont, exclues des préoccupations urgentes, acculées à un statut précaire, survivant à la merci d’une condescendante compassion publique ? Cette absence trop habituelle d’un regard, d’une attention vraie — si ce n’est dans l’espace relativement confiné du domicile ou d’instances spécialisées — est révélatrice d’une incapacité à saisir la richesse que recèlent ces personnes et dont elles témoignent dans leurs existences.
Les réalités du handicap sollicitent une prévenance qui trop souvent fait défaut. Comment comprendre l’accueil, la reconnaissance, la position parmi nous de personnes indispensables en ce dont témoigne de notre humanité leur présence parfois énigmatique. ? À contre-courant des évidences sommaires et des conventions sociales, s’impose à nous la dissidence et l’expression rebelle de ces personnes inquiètes à chaque instant – quand elles peuvent l’exprimer –de la continuité d’un fil de vie, revendicatrices d’un espace de liberté, d’expression de soi au-delà de ce que sont les entraves, les limites oppressantes. Y compris lorsque les mots sont indicibles, murés dans l’immobilité et le silence, parfois évoqués par un regard qui ne trompe pas et révèle l’étrangeté d’une sagesse défiant nos certitudes.
Le handicap diffère de la maladie dont il peut être l’une des conséquences. Pourtant il est habituellement assimilé aux dépendances et aux pertes d’autonomie qu’une maladie ou son évolution induisent.
Je demeure impressionné par ce que des personnes en situation de handicap, leurs proches et aussi ceux qui maintiennent une présence auprès d’eux, affirment d’un attachement à l’existence, d’une confiance et d’une résolution irréductibles aux menaces de négligences et à la détresse. Autre posture engagée dans un parti pris de vie et de dignité ainsi défendues. À travers une position de contestation de la fatalité qui imposerait ses règles, mais également de protestation à l’épreuve d’une confrontation de chaque jour aux représentations sommaires, péjoratives, discriminantes, aux injures trop fréquentes de notre société à l’égard de la personne affectée d’un handicap.
Trop souvent les représentations et les réalités du handicap nous surprennent, nous déstabilisent, nous inquiètent, nous tourmentent, nous saisissent tant elles sollicitent une nécessaire capacité de réflexion, de retour sur soi, d’humilité, d’accommodement, de responsabilité. Il convient d’y mobiliser une justesse, une rigueur, une exigence de vérité humaine sans rapport avec ces solidarités contraintes et convenues qui se détournent de l’esprit d’engagement et de la sollicitude. Comment prendre et assumer une position au plus près de cette personne, avec elle, donner à comprendre que sa cause est la nôtre ? La position de cette personne qui peut être entravée dans sa possibilité d’exprimer — selon les modes qui nous sont habituels — sa richesse intérieure ainsi que son besoin d’existence et d’intense partage, tient pour beaucoup à l’espace qu’on lui confère parmi nous, dans nos existences. Qu’avons-nous à vivre avec elle si l’on estime que rien ne nous est commun, que l’étrangeté de sa manière d’être la condamnerait à demeurer étrangère à ce qui nous constitue ? Déplacée, imprévisible, en dehors des normes et déjà hors de notre temps, parce que vivant la dimension concrète d’un handicap qui l’assujettirait à une condition de dépendance, cette personne en deviendrait comme indifférente. Son existence ne nous importerait pas, ne nous concernerait pas. Elle n’existerait pas, si ce n’est, à bas bruit, dans l’invisibilité et aux marges de la société, dans la réclusion, là où rien ne saurait déranger nos convenances et solliciter la moindre prévenance. Dans un « entre soi » évité et négligé, au sein de familles ou alors d’institutions repoussées dans cette extériorité qui les dissimule à la visibilité, à une authentique sollicitude sociale.
Il nous faut inventer des possibles, renouer avec l’humanité, reconquérir des espaces de vie, édifier ensemble un avenir, susciter des relations, vivre la communauté d’un espoir, exiger de chacun d’entre nous la capacité et la subtilité d’une attention vraie, personnelle. Défier les préventions et les peurs : elles contribuent à faire des personnes qui semblent nous être dissemblables ces étrangers qui nous deviennent indifférents, lorsqu’ils ne suscitent pas, dans des affirmations extrêmes, une hostilité portée jusqu’à leur contester le droit de vivre.
Apprendre l’autre, le découvrir, le reconnaître dans sa vérité et sa dignité d’être, c’est aussi envisager la rencontre inattendue avec ce que nous sommes, au-delà des postures figées ou des renoncements.
Se référer à l’ouvrage collectif qui associe parents, professionnels et chercheurs en sciences humaines et sociales : La personne polyhandicapée : éthique et engagements au quotidien, sous la direction de Emmanuel Hirsch et Elisabeth Zucman, Toulouse, Éditions érès, 2015. ↑